Zak Attack !
Pour cette nouvelle année (meilleurs vœux, au fait), je me décide enfin à mettre en ligne l’interview d’un être d’exception, l’artiste Zak Smith, que j’ai réussi à joindre il y a deux semaines, maintenant.
Zak Smith est un jeune artiste de 30 ans, il est passé par Yale, il adore la littérature et ça lui arrive même de tourner dans des films pornos indépendants (aucune démarche artistique là-dedans, cela dit).
C’est un Punk, il est bardé de tatouages de la tête aux pieds et a les cheveux verts (sur sa page internet, en tout cas, ils ont peut-être changés de couleur depuis).
Comme je suis moi-même un gros lecteur, quand j’ai appris qu’il s’était amusé à illustrer Gravity’s Rainbow (L’arc en ciel de la gravité), de Thomas Pynchon, j’ai eu un choc : je ne savais même pas qu’on pouvait réussir à lire du Pynchon, alors quelqu’un qui était allé jusqu’à le relire, encore et encore, puis illustrer chacune des 760 pages du roman, ça ne pouvait qu’attirer mon attention.
D’un autre côté, Zak, qui était pour le coup exposé au Whitey Museum de New York après son exploit et qui vient de voir toutes ses illustrations réunies dans un recueil aux Etats-Unis toujours pas disponible ici, mais déjà disponible là-bas, commence a attirer l'attention de beaucoup beaucoup de monde…
Salut, Zak. Je viens de passer une après-midi entière à parcourir les 760 illustrations que tu as faites pour L’Arc-en-ciel de la gravité et je dois dire que je suis soufflé. A quel point ce travail était-il indispensable pour toi et combien de temps as-tu mis à le réaliser ?
Ça m’a prit neuf mois en tout. Au départ, je faisais une ou deux illustrations par jour avant de me remettre à d’autres projets en cours, et puis j’ai fini par m’y mettre à 100 % à raison de 14 heures par jour.
C’était un projet important pour moi parce que ça m’a poussé à pratiquer toutes sortes de dessins et peintures – j’ai beaucoup appris. La raison pour laquelle je me suis lancé là dedans (bien des années après avoir lu Gravity’s Rainbow pour la première fois) c’est que je me suis rendu compte qu’il y a avait énormément de choses qui me fascinaient qui étaient évoquées dans ce livre. La façon de traiter l’histoire, la sexualité, comment le monde réel semble de plus en plus relever de la science fiction, comment il devient de plus en plus irréel, ainsi que la complexité du monde en général. Faire ce travail a été une manière de me sortir toutes ces choses de la tête.
J’ai essayé de lire Mason et Dixon, récemment et je suis resté bloqué sur les premières pages pendant des jours. On reconnaît les mots, on comprend même les phrases, mais c’est comme si le sens nous échappait constamment. As-tu ressenti cela, en lisant Gravity’s Rainbow et si oui, est-ce que l’illustrer t’a permis de mieux comprendre le texte ?
En fait ce qui m’a poussé à faire ces illustrations est qu’en lisant Pynchon, je me disais constamment : « qu’est-ce que c’était que ce truc ? J’ai rêvé ou quoi ? ». J’ai participé à une conférence sur Pynchon, à Malte et j’ai sorti ça à tous pleins d’universitaires et érudits et ils se sont tous mis à rigoler, genre « j’ai connu ça, aussi ». Ce sont des images fugaces, des concepts qui émergent d’on ne sait où, et mon but était de les saisir au mieux.
J’ai un ami qui ne peut pas s’empêcher d’écrire des commentaires dans tous les livres qu’il lit, comme s’il dialoguait avec l’auteur, il va même jusqu’à écrire des trucs comme « tu peux pas dire ça ! ». As-tu ressenti ce besoin, en illustrant Pynchon, ou était-ce juste un rapport avec le livre et non l’auteur ?
Je fais exactement la même chose – je dessine même de petites flèches en bas de page pour retrouver mes commentaires. Tous mes livres de Borges ressemblent à la bataille de Hastings.
A propos de dialogues, il y a une illustration qui me touche particulièrement, c’est la 214 : « le genre de coucher de soleil qu’on ne voit pratiquement plus », c’est comme si tu disais à l’auteur : « ne t’inquiète pas, je m’en occupe ». Et non seulement tu lui apportes un sublime coucher de soleil sur un plateau, mais en plus, tu lui montre que t’es à la hauteur de son texte… Est-ce que son approbation était importante, pour toi ?
Je n’attends d’approbation de personne. Si j’avais dû choisir un boulot qui consistait à faire plaisir aux gens, j’aurais pu en trouver d’autres qui paient bien mieux que le mien et qui en plus ont une mutuelle. Les dessins que je fais, il faut qu’ils me donnent envie à moi. Si je pouvais refaire ce coucher de soleil, par exemple, je le referais sans hésiter. Il me paraît trop aqueux et éphémère, maintenant. Ce n’est pas une aquarelle, mais ça y ressemble un peu. J’aurais aimé que le résultat soit un peu plus solide. Ça ressemble beaucoup trop à ce que j’attendais.
Ce qui me sidère, c’est la ressemblance entre le travail de Pynchon et le tien. La n°107, par exemple : au départ, tout est confus, on ne voit que des lignes qui n’ont aucun sens, puis elles finissent par se révéler, petit à petit, pour devenir une évidence, comme avec le style de Pynchon. Cette illustration me fait penser au « Nu descendant un escalier », de Duchamp, d’ailleurs, dans la composition. Comment as-tu décidé quel style, quel matériau, voire quel media allais-tu utiliser selon les illustrations que tu allais faire ?
Ce qui m’intéressait le plus, c’était justement de faire quelque chose qui soit à la fois confus et beau. Si j’arrive à attirer le regard alors les gens vont avoir la démarche de regarder de plus près pour comprendre ce qu’il y a de caché. Et cette démarche de déchiffrage fait partie de toute une expérience – un peu comme on résoudrait une énigme. Pynchon écrit de cette manière-là et moi-même j’essaie de dessiner comme cela. J’imagine que l’écriture de poèmes procède de la même façon.
En ce qui concerne les media, ça s’est passé de plein de manières différentes. Pour certaines illustrations, je savais tout de suite comment je m’y prendrais (« je vais faire une peinture, c’est évident ! »), et pour d’autres, je faisais des esquisses jusqu’à ce que je trouve ce qui marcherait le mieux. Celle où on voit Slothrop en train de fumer une cigarette vêtu d’un costume de cochon était très claire dans ma tête, mais la plupart des illustrations que j’ai faites de gens qui sont simplement en train de discuter m’ont demandé beaucoup de brouillons pour que je trouve un angle d’approche intéressant.
Page 184, tu mets en image le mot « refulgence » (qui brille de mille feux), de la façon la plus absolue qui soit. Comment arrives-tu à ce résultat ? De ce que je connais de ton œuvre et de ta personne, j’oserai dire que tu essaies à tout prix d’incarner le néon, que ce soit la couleur de tes cheveux ou les couleurs utilisées dans tes tableaux. Comment fais-tu pour insuffler autant de lumière dans ton œuvre ?
En fait, j’ai une chemise hawaïenne identique à celle-ci. Tout le monde plisse des yeux quand je la mets. Je me suis contenté de la prendre comme modèle, voilà tout. Cette sorte de lumière qui émane de mes tableaux vient du fait que j’utilise de la peinture acrylique très diluée sur fond blanc que j’entoure de couleurs plus foncées – ça ressemble un peu à du verre teinté.
Je sais que tu lis énormément et que c’est pour toi une source d’inspiration. Pourtant, j’ai l’impression qu’en plus d’alimenter ton imagination, les mots sont pour toi comme des défis et t’invitent à te dépasser. Par exemple, page 355, tu vas lire « il peut choisir tout ce qui va de transparent à opaque » et du coup tu vas décider de rendre ça en image. Il faut que je sache, comment tu fais ça ? A quel point ça te touche et comment décides-tu de mettre ces mots en image ?
C’est exactement ce que tu dis, pour moi, c’est un défi. A quoi ça peut ressembler, quelque chose qui est à la fois transparent et opaque ? A quoi ça ressemble, quelque chose qui tient à la fois du serpent et de la molécule ? C’est ça qui est excitant. Parfois, c’est une question de chance. Parfois, j’essaie des trucs jusqu’à ce que ça marche. Lire Pynchon, pour moi, c’est un peu comme lire la présentation d’une exposition d’art et c’est à moi de fournir les œuvres qui vont avec.
Ce qui peut m’arriver de mieux c’est d’arriver à faire quelque chose de vraiment nouveau que je puisse utiliser après. Par exemple, j’ai découvert une technique en illustrant Imipolex G, et depuis, je l’ai recyclée à plusieurs reprises quand je faisais de la peinture abstraite.
Qu’est-ce que c’est, exactement, page 404 ? On dirait qu’il y a de la colle, des objets…
Au départ, je voulais créer un mandala à partir d’un circuit imprimé et de la colle chaude pour assembler le tout. C’est partie en sucette, on voit pas trop à quoi ça ressemble, en photo, donc on voit pas trop le lien avec le texte du livre.
En parcourant les illustrations, ma fille de six ans voit la page 410 et me dit «c’est la lune ! ». C’est dingue, non ? Savais-tu, en dessinant la lune de cette façon, que le résultat serait aussi évident, aussi limpide ?
On ne peut jamais être sûr de ce que les gens vont voir, mais c’est pareil pour le texte de Pynchon. Il est souvent fait allusion à des hallucinations qu’une personne a mais que d’autres ne voient pas. Je voulais que les illustrations fonctionnent de cette même manière. Jette un coup d’œil à l’ange de Saint Blaise et au dragon dans les nuages. Mon but était qu’ils fassent penser à des tests de Rorschach.
L’illustration 628 me fait penser à du Edward Hopper, avec ses personnages à la fois présents et absents. La double page 192-193 me fait penser à Nighthawks, également. Dirais-tu que ton art est très américain, dans ses thèmes, le choix des couleurs, de la composition ?
Je ne sais pas à quel point mon art est « américain ». Je pense avoir aussi beaucoup de choses en commun avec des artistes japonais et européens, mais Gravity’s Rainbow, c’est avant tout une sensibilité Jazzy propre aux Etats-Unis des années folles qu’on aurait largué au beau milieu de l’Europe. Ce bar évoque plus une nostalgie des pizzerias typiques de Chicago qu’autre chose, pour moi. J’ai toujours pensé que ça aurait été sympa que Richard Lindner illustre Gravity’s Rainbow à ma place. C’est un Allemand qui a émigré aux Etats-Unis pendant la Seconde Guerre Mondiale et qui a peint des tableaux psychédéliques et hauts en couleurs de femmes vêtues de latex violet – ça aurait donné quelque chose d’intéressant. Mais comme il ne l’a pas fait, je m’y suis collé.
Tu connais la HOLGA? Cet appareil photo ultra cheap et customisable à l’envi qui laisse passer la lumière et qui fait des photos sublimes ? Parce que certains dessins, comme la page 692, ressemblent aux images qu’on obtient avec cet appareil – flou, surexposé… Comment arrives-tu à ce résultat, pour un dessin ?
Ah, la HOLGA ! Des amis en avaient au lycée. Ça coûtait 10 dollars, c’était tout en plastique… Enfin… Oui, les images floues sont faites grâce au procédé appelé copie contact pour lequel on n’a pas besoin d’appareil photo mais il faut un agrandisseur. Tout est chimique, on n’utilise pas d’ordinateur. Sans trop entrer dans les détails techniques, on met un dessin à la place d’un négatif, la lumière passe au travers à la manière d’un rayon X, et le résultat donne une photo tirée à partir d’un dessin.
Man Ray utilisait cette technique dans ses photogrammes, ces images où on voit le contour de sa main. Mais autant que je sache, j’ai été un des premiers à l’utiliser autant avec le dessin et la peinture. Si tu peux voir à travers un dessin en le rapprochant d’une ampoule, tu peux en tire une copie contact.
Je fais plus trop appel à cette méthode, je trouve ça plus marrant de faire croire que mes peintures sont tirées de photo que le contraire.
Je me demandais, c’est Nixon et toi, sur la 755 ? Ça doit être l’illustration la plus terrifiante du livre ! C’est ton pire cauchemar, d’être enlevé par Nixon ?
Mon pire cauchemar implique plein de limaces, en fait…
Comme je l’ai déjà dit lors d’une précédente interview, mon projet était de dessiner ma vision des scènes telles qu’elles ont été écrites. Comme la phrase parle de « toi » (« il t’installe à bord de la Volkswagen noire de fonction »), j’ai compris qu’il parlait de Zak Smith. Si Alan Greenspan avait fait les illustrations on aurait eu un dessin de lui en train de renter dans une Volkswagen.
D’ailleurs, il y a un autre passage où Pynchon utilise la deuxième personne du singulier. Vers le début, il parle de « toi, qui te fais arracher un bras », et donc on me voit avec un bras arraché, mais comme je suis tourné vers la gauche, on ne reconnaît pas ma coupe de cheveux (j’ai des cheveux sur le côté droit de ma tête mais pas du côté gauche et tout le monde croit que j’ai un iroquois).
Je crois que je pourrais continuer à t’embêter des heures durant avec mes questions existentielles, mais tu as compris où je voulais en venir, puisque ton boulot m’a époustouflé et comme je ne comprenais pas comment tu avais pu réaliser une chose pareille, je me suis dit que la meilleure solution était de trouver les réponses à la source. Merci énormément pour ton temps et j’espère que nous aurons la chance d’avoir bientôt une expo de tes œuvres ici en France car même si Internet, c’est sympa, rien ne vaudrait le plaisir de voir tes œuvres en vrai.
Merci !
-Zak